L’expérience visuelle
Un regard inapproprié
La recherche en histoire de l’art s’accompagne d’une dure réalité, à savoir que notre regard moderne ne nous permet pas de visualiser une église de la fin du Moyen Âge. Nous voyons notre passé comme une réalité créée de toutes pièces, façonnée par un ensemble infini d’images romantisées extraites de manuels scolaires. Tout ce qui perturbe cet imaginaire harmonieux provoque le malaise et l’agitation, voire l’agressivité. Car c’est de notre histoire qu’il est question, de l’identité culturelle qui fait de nous ce que nous sommes. Pensez aux réactions indignées face à des sculptures restaurées avec un amateurisme navrant ou aux critiques acerbes lors de l’ouverture du De Plek, lieu de rencontre et bistrot niché dans une chapelle latérale inutilisée de la cathédrale d’Anvers. Innovation technologique oblige, plusieurs tentatives ont été faites au cours de la dernière décennie pour nous rapprocher de l’expérience « authentique » du passé. S’appuyant sur des recherches scientifiques, une équipe d’historiens a ainsi lancé l’application Hidden Florence en 2019, qui embarque le touriste dans la Florence du Moyen Âge. Ces mêmes universitaires ont travaillé à la reconstruction numérique du monastère disparu de San Pietro Maggiore, pour l’exposition Visions of Paradise: Botticini’s Palmieri Altarpiece (2015, National Gallery). Une manière de présenter aux visiteurs les retables dans leur contexte florentin de l’époque. Chaque projet s’intéressait au passé de manière fort prudente, et aucune expérience ne soulevait un quelconque sentiment de mal-être.
Les spectacles de son et lumière qui se déroulent dans les cathédrales d’Amiens et de Reims pendant les mois d’été s’inspirent plus ou moins de la réalité historique. Quand tombe la nuit, les façades reprennent leur visage médiéval, avec un peu plus de couleurs peut-être. L’expérience véhicule un sentiment de kitsch. Parmi les reconstitutions scientifiques les plus controversées figure l’exposition itinérante Gods in Color: Painted Sculpture of Classical Antiquity (2003). Des sculptures en marbre blanc de l’antiquité gréco-romaine étaient placées à côté de leurs doubles, peints dans des couleurs primaires vives. De minuscules traces de peinture avaient en effet révélé que les sculptures de l’Antiquité n’étaient pas du tout d’un blanc intemporel, mais plutôt fort bariolées. Statues aux couleurs vives ou jeux de lumière sur des cathédrales françaises pour attirer le touriste, le résultat est le même : voir le passé autrement qu’au travers de lunettes sépia est toujours un choc.